Alors, attention, ce soir pour changer, je voudrais raconter un de mes dossiers (de manière anonyme bien sur…) et ce dossier a le don soit de mettre très en colère, soit d’attrister. Donc, si ce soir, vous avez juste envie de vous détendre, ne lisez pas.
J’ai promis ce matin à une cliente que j’écrirai cet article. Je crois qu’elle me lit ici et je sais que notre entretien de ce matin l’a un peu secoué.
Mais revenons à notre histoire dont chaque détail est absolument vrai :
Chaque année, l’Ordre des Avocats de Paris organise une opération de communication dont vous avez peut-être entendu parler « la semaine des avocats et du droit ».
Cela consiste en une plate-forme téléphonique animée par des avocats qui répondent aux questions de tous ceux qui appellent (aujourd’hui, cela ressemble à cela). Pendant quelques années, j’ai essayé de participer (mais je dois avouer que cela fait un moment que je n’arrive pas à trouver le temps, pas de quoi être fière).
Donc, j’y passais quelques heures au maximum et je répondais à des questions (dans les matières que je maîtrise bien sur).
En 2007, je reçois un appel d’un monsieur C. qui me raconte brièvement son histoire : « il était chef d’entreprise, a du liquider, mais il a accumulé beaucoup de dettes et donc a mis en place un plan de surendettement. La Commission de Surendettement a validé un plan sur 5 ans où ils payaient, lui et sa femme, 300 euros par mois. Le plan est terminé mais toutes les dettes ne sont pas payées et pour solder le reste, la Commission a décidé de mettre en place un nouveau plan de remboursement sur 5 ans à 800 euros par mois ».
Alors, à ce stade, je dois donner quelques explications :
- en principe, la Banque de France ne met pas en place de plan de surendettement pour des dettes d’origine professionnelle ;
- A l’époque (cela a changé),ils pouvaient faire deux plans d’une durée maximum de 5 ans.
- et surtout, un plan de surendettement, c’est l’enfer au quotidien. Vous indiquez l’ensemble de vos ressources et la Banque de France vous « autorise » les dépenses obligatoires de base (loyer, chauffage, transport, budget pour l’alimentation) mais c’est tout, le reste de vos revenus passe dans les remboursements de vos dettes. Cela veut dire que pendant 5 ans, on ne va pas chez le coiffeur, on ne mange pas une pizza entre amis, on ne part bien sur pas en vacances et on prie pour ne pas devoir aller chez le dentiste. Une vie de privations. Mais on a la chance que ce mécanisme existe et c’est déjà formidable, cela évite de se retrouver mis à la rue par des créanciers.
Et donc, vous imaginez bien que les époux C. à qui on annonce qu’ils passent de 300 euros de remboursement à 800 tombent des nues et disent qu’ils ne peuvent pas ! Tout a déjà été calculé par rapport à leurs dépenses habituelles et donc ils ne pourront pas assumer cette augmentation.
A ce stade de l’histoire, je suis toujours au téléphone avec eux, je ne les connais pas, donc je leur explique qu’il faut contester la décision de la Commission et qu’ils ont un délai très bref pour le faire, la loi a prévu ce cas, il faut saisir le juge du Tribunal d’Instance de leur ville, donc, allez voir votre avocat très vite !
Evidemment, ils me répondent qu’ils n’en ont pas, ils commencent à paniquer un peu. Je leur dis de demander autour d’eux, de se renseigner. Ils me répondent que vraiment, ils ne connaissent personne. Ils me demandent si je peux m’en occuper pour eux.
Bon, évidemment, leur dossier n’est pas tout à fait mon type de dossier habituel et je me doute qu’ils n’auront pas d’argent pour me payer mais ce n’est pas le plus embêtant (enfin, si, c’est TRES embêtant, mais ce n’est pas le pire !). En effet, dans le cadre de cette opération, les avocats s’engagent évidemment à ne pas rechercher de clients, on signe même un document pour s’en assurer.
Donc, je suis très embêtée mais ils me font un peu de peine quand même. Je vais donc me renseigner auprès du responsable, j’explique la situation, l’urgence, qu’ils ne connaissent pas d’avocat, etc… J’ai l’accord du chef et donc je dis aux clients de venir me voir le lendemain.
Et là, j’ai eu un des rendez-vous les plus éprouvants de ma vie, vraiment. Je rencontre les époux C. qui se révèlent des gens charmants, délicats mais surtout désespérés. Ils me racontent leur histoire et la voici :
« Les époux C. sont passionnés de livres, ils ont travaillé quasiment toute leur vie comme salariés mais leur rêve, c’était d’avoir leur librairie. Un jour, ils décident de passer le cap. Ils ont plus de 50 ans tous les deux et n’ont plus de boulot, c’est l’occasion. Ils passent par un expert-comptable pour les formalités et ils travaillent tant que bien que mal.
Evidemment, les librairies n’ont jamais été des commerces très rentables, mais fin des années 90, c’est l’effondrement. Ils ont du mal à s’en sortir et après quelques années doivent se résoudre à arrêter leur activité, surtout que l’expert-comptable a fait quelques erreurs dans les déclarations de TVA et ils ont donc un redressement conséquent (je ne me souviens plus du montant exact mais je dirais dans les 15.000 euros). Et à part cette erreur de TVA, l’expert-comptable avait aussi décidé de créer leur activité sous un statut d’entreprise individuelle… »
Ceux qui sont professionnels du Conseil aux entreprises sont déjà en train de s’arracher les cheveux parce qu’ils savent ce que cela implique. Les époux C. n’ont pas de société qui fait écran avec les dettes de l’activité professionnelle, et donc doivent payer toutes les dettes à titre personnel.
Et ils vont commencer à payer, sauf qu’évidemment, ils n’ont pas droit au chômage. Et ils ont tellement honte d’avoir des dettes que la seule solution qu’ils trouvent pour payer, c’est de faire appel à Cetelem et Sofinco.
Et ça y est, le piège s’est refermé sur eux. Ils ont maintenant des dettes supplémentaires mais surtout avec des taux d’intérêt à 22%, et ça va vite, très vite.
Rapidement, ils doivent des sommes énormes. Madame C. retrouve un emploi dans une librairie, à 1H30 de transport de chez elle, pour 1.200 euros par mois, à soulever des cartons de livres à près de 60 ans, mais elle y va, il faut payer. Monsieur C. lui est à la retraite et c’est ce qui va se retourner contre lui.
Quand ils saisissent la Commission de Surendettement, ils ont donc des revenus : 1.200 euros pour elle et 1.800 euros de retraite pour lui. Cela veut dire qu’ils peuvent rembourser !
S’ils n’avaient eu aucun revenu, la Commission aurait considéré que leur situation était irrémédiablement compromise et leurs dettes auraient été purement et simplement effacées (c’est désespérant, je sais !).
Et donc, pendant 5 ans, ils paient, c’est dur, mais ils paient.
Et donc, quand on leur dit, qu’il faut 5 ans de plus (les 5 premières années n’avaient pas permis de tout solder), ils sont d’accord mais à 300 euros, pas 800…
Dans le bureau, quand ils m’ont raconté tout cela, Monsieur C. m’a regardé dans les yeux et m’a dit « je vous jure, on n’en peut plus, parfois, ma femme et moi, on pense à en finir, juste pour que ça s’arrête… » et je vous assure que je l’ai cru, que je me suis dit qu’un jour, les époux C. pourraient faire l’objet de deux petites lignes dans un journal local « un couple se suicide à cause de leurs dettes ».
On a donc fait ensemble une première procédure devant le Tribunal d’instance d’une petite ville de banlieue parisienne. Et j’ai plaidé pour eux en expliquant (encore une fois, tout est vrai, ce sont des détails que je n’oublierais jamais) :
- qu’ils avaient 3 enfants, deux adultes qui avaient quitté la maison, mais une de 19 ans, étudiante, qu’ils aimeraient avoir le droit de la nourrir (et oui, il faut justifier le budget alimentation, par personne, et par jour, je demandais pour un glorieux 6 euros) ;
- qu’ils avaient un appartement de location à 700 euros par mois qu’ils voulaient conserver parce que Monsieur C. avait sa maman (de plus de 90 ans et invalide) qui habitait juste à côté et qu’il voulait passer la voir tous les jours.
- Qu’ils n’avaient aucun bien, aucunes économies bien sur, juste leur retraite et le salaire de Madame.
Et vous croyez peut-être qu’à ce stade, je vais vous dire que j’ai été tellement brillante que j’ai gagné et que les époux C. ont été sauvés, mais non…
La juge m’a dit droit dans les yeux qu’ils n’avaient qu’à trouver un logement moins cher. J’ai eu beau m’époumonner en disant « moins cher que 700 euros ??? en banlieue parisienne ?? et sa mère, on la déménage aussi ?? ». Mais, échec total, elle a validé le plan.
Les époux C. étaient désespérés mais je les ai convaincus de faire appel, ce qu’on a fait.
Petit détail technique, pendant la procédure d’appel (de 18 mois environ), ils devaient payer les 800 euros. Je leur ai dit de ne pas le faire et de m’envoyer les courriers d’huissier qui allaient arriver et de s’accrocher. Et ils l’ont fait.
En attendant l’appel, j’ai lancé une autre procédure, plutôt rare, qui s’appelle un « référé Premier Président ». qui permet de stopper les effets d’une décision en attendant l’appel si les conséquences sont trop lourdes pour la partie qui a perdu.
J’ai donc tenté et j’ai plaidé de nouveau. Là aussi, je m’en rappellerai toute ma vie, c’était la veille d’un 14 juillet, il faisait une chaleur épouvantable au Palais, le juge était fatigué, excédé, il voulait partir en week-end et il avait trop chaud (il l’a dit devant mes clients qui n’en revenaient pas…) et donc, nous avons de nouveau perdu. Après la décision, Madame C. a fait un malaise dans la salle d’audience et j’ai bien cru qu’on ne s’en sortirait jamais.
Croyez moi quand je vous dis que je n’en menais pas large mais une fois de plus, ils se sont accrochés.
Et nous nous sommes retrouvés, quelques mois après, pour notre appel. Et là, enfin, la chance a tourné. Nous sommes tombés sur une Juge formidable qui nous a écoutés, qui a lu les pièces, qui m’a dit « mais enfin, c’est du Zola votre dossier ! » et oui, c’était du Zola, du Zola des temps modernes, mais du Zola quand même.
Et les époux C. ont enfin gagné. La juge a confirmé que leur plan de surendettement serait de 300 euros par mois et que le reste de leurs dettes serait effacé purement et simplement. Cela voulait dire que pendant 10 ans, ils auront fait attention à chaque centime mais pour eux, c’était essentiel de payer leurs dettes (quand je vous dis que les époux C. sont des gens bien, vraiment).
Alors, pourquoi cette histoire ? Pourquoi aujourd’hui ? Parce que ce matin, j’ai rencontré une cliente que je n’avais pas vu depuis quelques années et qui a beaucoup de difficultés avec sa société (elle s’est portée caution en plus), que je lui ai dit que les semaines à venir allaient être dures, que parfois, elle m’en voudrait parce que j’allais peut-être la forcer à prendre des décisions difficiles, mais qu’on allait se battre pour qu’elle s’en sorte, et sans dettes en plus. Et je lui ai dit que ce soir, je parlerai des époux C., des clients qui n’ont pas eu beaucoup de chance, qui se sont battus longtemps et qui s’en sont sortis, même si c’était avec beaucoup de larmes. Et qu’elle s’en sortirait aussi…
P.S : Si vous vous demandez ce qu’ils sont devenus, les époux C. sont maintenant tous les deux à la retraite, ils ont fini de payer, ils sont grand-parents et heureux et chaque année, je guette la petite carte de vœux à Noël qu’ils m’envoient.